Pierre-Marie Lledo
Directeur du département neurosciences à l’Institut Pasteur, le Professeur Pierre-Marie Lledo, 51 ans est l’un des neuroscientifiques les plus brillants de sa génération. Egalement expert auprès des chefs d’entreprise, il travaille sur l’intelligence collective pour accroître les performances en entreprise et sur la mécanique du cerveau et le rôle de nos affects dans nos décisions.
Quel est votre parcours ? J’ai démarré par des études en Neurosciences et Pharmacologie, puis j’ai pris la direction du laboratoire « Perception et Mémoire » à l’Institut Pasteur, et celui de « Gènes, synapses et Cognition » du CNRS. Depuis janvier 2002, je suis Directeur d’enseignement à l’Institut Pasteur, et membre de l’Académie Européenne des Sciences. Mon objectif scientifique est d’élucider les mécanismes cellulaires, moléculaires et génétiques qui sous-tendent le développement, la plasticité et la pathogénie des circuits sensoriels. On peut dire que je suis spécialiste de la dynamique cérébrale et mon domaine est le développement personnel, l’éducation, et la transformation du cerveau par la culture. Comment en êtes vous venus au management ? Concernant le management, j’ai envie de dire que c’est le management qui est venu me chercher, qui me demande d’être le modeste passeur des sciences pour que les managers puissent apprendre et découvrir par eux même les outils qu’ils vont ensuite pouvoir imaginer et mettre en place dans leurs techniques managériales. Ce que les neurosciences peuvent apporter au management, c’est la mise en place d’un environnement qui favorise l’épanouissement du cerveau. Lequel se nourrit du changement et se détruit par la routine. J’interviens dans plusieurs organismes de conseils en management dont le groupe Oasys. Comment se déroulent vos interventions ? Je n’arrive pas avec des méthodes toutes prêtes que j’applique en atelier pratique. Mais j’explique les mécanismes du cerveau à l’œuvre dans les techniques managériales que j’observe : la motivation des prises de décisions, les rapports hiérarchiques, l’autonomie ou pas laissée aux employés, la dynamique d’entreprise… Puis j’explique surtout comment fonctionne le cerveau et de quoi il a besoin pour être optimal : les émotions dans nos prises de décisions, l’intelligence collective, la gratitude qui va nourrir la motivation…. Vous accordez une place importante au rôle des émotions dans les prises de décisions : pouvez-vous expliquer ? Les émotions sont dans le corps. Le cerveau est connecté au corps, et il est l’interprète des signaux du corps. Depuis 5 ans, les managers ont un peu épuisé tous les processus. Ils ont tout essayé pour essayer d’optimiser le potentiel des salariés, pour trouver le bonheur au travail, accroître la motivation… Longtemps j’intervenais dans les risques psycho-sociaux (dépression, burn out…) et j’ai observé que les conditions qui permettent au cerveau de réellement s’épanouir et d’être optimal étaient absentes des techniques de management. Le facteur humain est essentiel et doit être placé au coeur des process. Ce ne sont pas les processs eux-mêmes mais l’Humain dans sa dimension humaine qui est à considérer: ce qui va le motiver, comment il va recevoir de la gratification, comment il peut être optimal… Si les entreprises ne comprennent pas cela, le cerveau humain sera dépassé par l’intelligence artificielle. Par quelles actions concrètes identifiez-vous les process émotionnels à l’oeuvre dans les prises de décision que vous observez ? J’apprends aux décideurs à lire leurs émotions. Je fais souvent une liste des biais cognitifs et décortique ce qui a fait prendre la décision : la peur, le stress, l’obligation du résultat… Or on sait que la non maîtrise de la peur ou du stress fait qu’on ne prend pas la bonne décision. Tout comme une décision est souvent mauvaise si elle est prise par des personnes qui sont « sur le même moule ». Ce qui va à l’encontre de l’intelligence collective. Un de vos modules est « favoriser l’intelligence collective pour accroître les performances de l’entreprise » : de quoi s’agit-il ? Cela recouvre plusieurs choses. Comprendre la nature du cerveau social pour optimiser le travail collaboratif et favoriser l’émergence du sens collectif et du co-développement au sein de son organisation (entreprise, équipe de travail). Comprendre les clés fondamentales de l’intelligence collective pour stimuler l’interaction collaborative au sein de son entreprise ou de son équipe pour prendre des décisions et innover. Et enfin, favoriser l’émergence d’une culture d’intelligences conjuguées pour plus de performance. Comment développer une culture d’intelligence collective ? En osant sortir des fonctionnements habituels pour des pratiques collaboratives, en définissant l’intelligence collective et ses applications professionnelles, en identifiant les fondamentaux pour assurer la réussite de l’intelligence collective au sein de sa structure, en améliorant la prise de décision collective et son impact sur la performance, puis en utilisant l’intelligence collective pour sortir d’une crise et innover. Cela va de pair avec l’émergence du sens collectif qui nécessite de créer du sens collectif avec des objectifs communs, d’intégrer l’impact et la puissance du travail collaboratif, et de définir les apports de l’intelligence collective dans nos rapports humains. Quand on ne met pas en place un système pour que tout le monde partage le même objectif, chacun s’exprime et il n’y a aucune valeur ajoutée à travailler ensemble. Vous parlez aussi beaucoup du cerveau social et du cerveau collaboratif : de quoi s’agit-il ? C’est comprendre le fonctionnement du cerveau social et son impact dans nos interactions, comment intégrer le cerveau humain comme organe foncièrement tourné vers la coopération, définir le rôle des neurones miroirs dans nos échanges et nos comportements au travail, et intégrer l’impact du cerveau social dans ses pratiques managériales. Par exemple, dans le cerveau social, il y a des règles. Un groupe doit être inférieur à 20 personnes. Au-délà, il faut mettre en place des stratégies de management autres. Si l’on respecte ce nombre de 20, on va donner priorité à la diversité du groupe qui va mieux trouver ses forces de motivation et de résonnance. Quel est le rôle des neurones miroir dans le comportement au travail ? Certains circuits dans le cerveau ne marchent que dans une relation d’altérité. Le cerveau nous pousse à imiter quelqu’un : c’est le mimétisme. Produire des émotions en nous que l’autre a, l’exemplarité comportementale qui déclenche un partage des émotions chez l’autre. Si on conduit les émotions des gens qui nous entourent, on finit par partager leurs valeurs. Cela est vital dans une équipe et le patron se doit de donner l’exemple. Quelles sont les failles managériales que vous constatez et quelles réponses apportez vous ? La première est l’absence de motivation : 1 personne sur 10 seulement est motivée d’aller travailler. C’est incroyable que l’on soit encore dans un système qui démotive autant les gens. Comment les remotiver ? La motivation ne passe pas par l’injonction verbale mais c’est une force intrinsèque à un sujet. Pour captiver les gens, il faut leur faire confiance et pour cela, les écouter avec empathie. Ce qui permet de transcender une personne, c’est aussi le couple plaisir/désir, comme un objectif à long terme, se projeter dans le futur – ce que l’on trouve souvent dans les start-up et moins dans les grandes entreprises. La seconde est la qualité d’écoute. Je demande aux managers et décideurs s’ils ont des moyens pour écouter les pensées minoritaires, ou celles des gens qui ne pensent pas comme eux. Souvent, ils restent sans voix ! Ceux qui ne pensent pas comme la direction, on ne les écoute pas toujours. C’est un exemple de l’intelligence collective, et un problème que l’on rencontre si l’on recrute des personnalités trop identiques. Avez-vous des retours de vos actions en entreprise ? J’ai un retour à court terme ou un second à moyen terme. A court terme, dans la semaine, je vais recevoir un mail me disant : « merci de nous avoir ouvert l’esprit sur un organe qu’on ne connaissait pas très bien et grâce à vous, nous avons mis en place certaines choses sur la motivation, l’écoute… ». A moyen terme, beaucoup me disent qu’ils ont pris conscience du cerveau social, de l’intelligence collective et ont pu inventer des outils pour optimiser ce que je leur ai expliqué. J’ai toujours des retours qui me satisfont car je me rends compte que plus on est “général mais accessible”, plus les personnes sont capables d‘imaginer des outils qu’ils n’avaient pas vus avant. Pour conclure, quelle est pour vous la « bonne culture d’entreprise » ? Si l’on est acteur du changement, on permet au cerveau de vivre. D’où l’importance d’être acteur du changement, d’innover, de se remettre en cause, de donner au cerveau cette dynamique avec laquelle il se nourrit. Or, on ne peut pas innover en rajoutant à chaque fois des process. J’apprends à véhiculer une culture d’entreprise sans pour autant brider les cerveaux pour leur laisser une marge de manoeuvre. C’est ce qu’on appelle une « entreprise libérée ». Celles qui sont là-dedans, laissent une autonomie à leurs employés et c’est cela qui booste leur cerveau. Le cerveau est aussi plus performant si la personne est plus autonome. Il n’est plus dans un flux d’informations et il va créer des associations. La bonne culture d’entreprise est celle dont les valeurs sont l’écoute et l’empathie. |